Sur la persécution des harpeurs irlandais

[Evolène]

Bonjour à tous!

Je suis tombée sur un article interessant et bien référencé que j'aimerai partager avec vous!

J'ai toujours été un peu sceptique de l'affirmation, courante dans les milieux de harpe et de musique traditionnelle, selon laquelle les harpistes / harpeurs et autres ménestrels irlandais étaient persécutés par les Anglais. Ils auraient été ciblés suite au fait que les harpeurs étaient des gens influents qui représentaient le véritable esprit irlandais et formaient donc un contre-pouvoir à la domination anglaise. Ils auraient donc été rassemblés (après avoir été dénoncés par certains collabos) et massacrés, et toutes les harpes brûlées.  
Une thèse séduisante, et qui contribue au revival des musique traditionnelles, celtiques et folk. Et puis la harpe n'est-elle pas le symbole nationale de l'Irlande (et d'une certaine marque de bière)   ?

Il est avéré que la persécution des Irlandais par les Anglais était bien réelle, en causant notamment la grande famine de la pomme de terre par les exportations de nourriture. Mais je n'avais jamais réussi à trouver des traces historiques de la persécution des harpeurs spécifiquement, je n'ai jamais lu ça que chez les harpistes contemporains justement. Ce qui est quand même curieux si on en croit l'importance historique!

Donc, sans avoir un doctorat en histoire non plus, je m'interroge de connaître la source de ce genre d'affirmation.  Et pour ceux que l'historicité de la harp intéresse aussi, voici ce que j'ai trouvé!
Dictates against Harpers - Wirestrungharp.com (en anglais)

Voici leurs conclusions :

Lacking any real evidence of a statement from Elizabeth I specifically ordering the deaths of all harpers (along with destruction of their harps), this ‘quote’ looks like one of Grattan Flood’s wilder claims. Yet it has been uncritically repeated so often that it has become an accepted ‘fact’. This in turn has coloured the approach to more reliable evidence regarding the case for or against the ‘persecution of the harpers’

Ce qui, traduit rapidement (il est tard), donne :

En l'absence de preuve concrete d'une déclaration de la part d'Elisabeth Ière qui ordonne la mort de tous les harpeurs (ainsi que la destruction de leurs harpes), cette "citation" semble être l'une des déclarations les plus farfelues de la part de Grattan Flood. Pourtant, elle a été tellement répétée sans critique que ç'en est devenu un "fait" indiscuté. Cela a, à son tour, teinté les autres analyses des preuves plus fiables qui auraient permis de trancher pour ou contre une réelle "persécution des harpeurs".

Pour résumer l'article : les auteurs (Cynthia Cathcart & Keith Sange) se sont posés les mêmes questions. Tout est parti d'un auteur influent, William H. Grattan Flood en 1905, repris ensuite par Francis O’Neill. Malgré de nombreuses inexactitudes historiques, leurs ouvrages ont été beaucoup cités.

Ils se basent en fait sur deux édits :

Edict of the Lord President and Council of Munster are among the Harley Manuscripts in the British Library and were noted and published by Alan Fletcher in 2001.

Ces édits semblent non pas cibler les harpeurs en tant que tels, mais "toutes sortes de vagabonds, menestreux, harpeurs, barde, poètes et autres personnes sans maîtres". Par ailleurs, nulle mention d'extermination de masse n'apparait : d'abord, les édits ne couvrent que la région de Munster, pas toute l'Irlande. Il semblerait surtout que les personnes errantes, qu'ils soient musiciens ou mendiants, pour la plupart réfugiés de guerres, n'étaient pas le bienvenu. On les soupçonnait d'être porteurs d'épidémies, d'être d'éventuels espions ou messagers secrets dans ces temps de guerre, et enfin de faire de l'ombre aux marchands locaux.

➔ Jusque là, rien que de très semblable à ce que l'on trouve de par le monde, y compris aujourd'hui dans nos politiques sur les réfugiés ou le regard des passants sur les musiciens de rue.

Quoi qu'il en soit, il semble que les harpeurs ayant un maître ou un patron étaient bien protégés. L'article est bourré de petites infos interessantes. Dans le désordre :

• La reine Elisabeth Ière était bien malade à la date des edits (sur son lit de mort, en fait), on voit mal pourquoi elle aurait publié ça à ce moment là
  
• Un des premier texte contre les parieurs était le Synode d'Armagh où l'Eglise voulait réguler les musiciens errants qui abusaient de la notion d'hospitalité pour rester des mois chez des gens
  
• Les harpeurs ne sont jamais les seuls visés dans les textes que l'ont retrouve, mais sont mis dans le même sac que les vagabonds, les prostitués ou les rebelles
  
• Il était courant que les musiciens soient payés en cheptel d'animaux qu'ils trimballaient ensuite de villes en villes, ce qui en faisaient des voyageurs impopulaires auprès des fermiers locaux
  
• On a beaucoup de traces de harpeurs qui ont obtenus des pardons, mais aucun texte qui ne fait mention d'une persécution spécifique et à l'échelle du pays.
  
• Etc!
  

Voilà voilà! Qu'en pensez-vous?  
Personnellement je suis en de plus en plus intéressée par la vie de ces ménestrels de tout type du Moyen-Âge, en France comme ailleurs! Si quelqu'un a d'autres références, sources ou livres sur la question de ces harpeurs irlandais et de leur éventuel massacre, n'hésitez pas à partager!

Comme souvent, les légendes sont infiniment plus attrayantes que l'Histoire réelle...

[Harp-en-ciel]

Merci, c'est passionnant

[Steven]

Merci pour tous ces détails. Personnellement, je n'avais entendu parler que de Cromwell, cet espèce de "taliban" presbytérien, qui haïssait les catholiques (donc les Irlandais), donc voulait soumettre toute l'Irlande, et a donc brûlé toutes les harpes qu'il trouvait sur son chemin (l'autodafé, c'est récurrent chez les dictateurs). Il a effectivement effectué des massacres (massacre de Drogheda, Armagh si ma mémoire est bonne), mais pas spécifiquement de harpistes (un peu comme les islamistes actuels qui frappent n'importe qui n'importe où). Voilà donc un sombre individu qui a été à la tête de l'Angleterre pendant la république. C'est intéressant de savoir qu'il y a une Cromwell street à Stornoway dans l'île de Lewis en Ecosse, île très presbytérienne s'il en est. Un peu comme s'il y avait une rue Pétain dans nos villes, quoi !

[phenixcm]

Merci Evolène pour ce travail, car effectivement, et comme toujours dans les histoires, d'énormes raccourcis sont faits ! Il n'y a pas eu de massacre ciblé uniquement harpeurs et leurs intruments, et encore moins sur une courte période ; il s'agissait de répressions culturels sur différentes "activités" jugées incompatibles avec le système en place, et cela sur plusieurs siècles !
WireStrungHarp est une excellente référence en la matière, merci à Maximi, d'avoir mis le lien dans le bandeau du forum en 2017
Et oui Stéphan, Drogheda et Armagh fut apparemment terribles....

Avant de parler de "déclin" (non pas de la harpe en elle-même, mais plutôt) de la culture gaélique, je pense qu'il faut aussi comprendre son Age d'or, la période des poètes de rangs "barde" et "filis", des Gaëls.
J'avais fait un dossier sur l'histoire de la harpe gaélique, et la transition avec la harpe celtique (de mémoire j'ai du te le transmettre Stéphan).

En voici quelques extraits, en espérant ne pas avoir fait d'erreur ou de trop brefs raccourcis.
Désolé d'avance pour le spam...


- L'Irlande doit son nom aux Phéniciens pour leur reconnaissance à la déesse "Erin" (tout comme la déesse "Brittania" pour l’Angleterre). [...] Dans la mythologie irlandaise, Erin était connue sous le nom de l'ancienne triple déesse de l'Irlande ; Tuatha Dé Dannan désignait les adeptes de la féminité, de la divinité ou de la dannane, la dame. [...] Le symbole national de l'Irlande est la "harpe d'Erin", appelée par la suite harpe "vierge" ou "ange".
- La devise nationale de l'Irlande, fondée sur le serment de la branche des Frères irlandais au XIXe siècle lors de la rébellion des Irlandais contre les Anglais, est "Éirinn go Brách", qui sert à exprimer allégeance à l'Irlande. Il est le plus souvent traduit par "Ireland Forever" ("Irlande éternelle").

- L'éducation de ces musiciens et poètes était si sophistiquée, que ceux-ci étaient vénérés et craints ; quant à leurs instruments, des pouvoirs magiques leurs étaient attribués.
- L'arrivée du Christianisme à partir du Ve siècle, ne transforma pas cette société du simple fait que l'île resta toujours isolée. Le Saint Patrick se déplaça partout dans le pays et y construisit de nombreuses églises pour y diffuser pacifiquement cette religion sans le moindre conflit, guerre ou martyr. Le monastère de Kells a quant à lui été construit par le père fondateur de l'Eglise Celte d'Irlande "Colomba" qui était un fili.

- La légendaire hospitalité des Gaëls est connu encore de nos jours de par les souvenis irlandais de salutations et bénédictions ("An Irish Blessing"). Richard Stanihurst, un poète et historien irlandais, a notamment écris dans son livre en Latin "De rebus in Hibernia gestis" (1584) : "Ils sont sans aucun doute les plus hospitaliers des peuples".

- Le lent déclin commence par l'invasion des Normands de l'Ile au XIIe : ils envahissent pratiquement toute l'ile à la suite de la publication en 1155 d'une bulle pontificale (par le pape Adrien IV, le seul anglais à avoir accédé à ce titre), autorisant le monarque anglo-normand Henri II à prendre possession de l'Irlande, et d'obtenir le titre Seigneur d'Irlande. En 1175, le traité de Windsor consacre la suzeraineté anglaise et tous les royaumes anglais doivent payer tribu à Henri II.

- Jean sans Terre (5e fils de Henri II) devint Seigneur d'Irlande ; mais à la mort de ses frères ainés, il prend le titre de roi d'Angleterre. De ce fait, l'Irlande n'est plus un pays distinct, mais devient une possession territoriale de la couronne Anglo-normande.

- Première répressions sous Henry VIII et Thomas Cromwell (ne pas confondre avec le Oliver Cromwell élizabethin !!). En effet l'excellence de la musique et de la civilisation irlandaise commençait à envahir les esprits des nouveaux envahisseurs ; et des mesures anglaises ont donc été prises au XIVe siècle, notamment par les Status de Kilkenny en 1366, comme :
• Mariages entre anglais et irlandais passibles de peine capitale
• Interdiction aux anglais résidant en irlandais de parler le gaélique, de chanter des airs irlandais ou encore de jouer de la harpe, de porter le kilt ou d’adopter toute autre coutume irlandaise
• Invitation et hébergement de barbes irlandais, de joueurs de cornemuse, de harpeurs, de ménestrels, de poètes etc. décrétés offense criminelle
- Ces mesures se sont avérées impossible à mettre en place. Quand Henry VIII en 1537 fut sacré Chef suprême de l'Eglise d'Irlande, le nouveau Vicaire-Général Thomas Cromwell supprima les monastères et confisqua tous leurs biens.
- Après l'exécution de Thomas Cromwell en 1540, Henry VIII déclare la fin de la seigneurie d’Irlande et fait créer le titre de roi d'Irlande (qui lui revient) ; l'île devient alors un royaume en 1541. Il entama une politique de soumission et de redistribution des terres irlandaises, par le système féodal anglais. Cette usurpation des droits des irlandais amena la guerre.
- Les irlandais de souche et les anglo-irlandais furent déclarés hors-la-loi, et la harpe de plus en plus identifiée par la Couronne à un esprit de rébellion : les nobles irlandais continuaient d’entretenir leurs harpeurs malgré les interdictions
- Monnaie Henry VIII à la harpe gaélique : https://www.cgb.fr/irlande-henry-viii-et-anne-boleyn-gros-a-la-harpe-1534-1535-londres-ttb,v20_0821,a.html

- Période élisabéthaine : glas de l’ancien ordre gaélique en Irlande. A son arrivée au pouvoir, le schisme entre catholiques et protestants s'aggrave : le nationalisme irlandais est attribué au catholicisme, et les intérêts anglais au protestantisme. Bien que l'Irlande fût l'un de ses deux royaumes, Elizabeth I d'Angleterre se heurtait à une population irlandaise hostile et pratiquement autonome, adhérente au catholicisme, et qui était prête à défier son autorité et à comploter avec ses ennemis, notamment l’Espagne.
- En 1563, elle vise par son premier décret, les bardes, faiseurs de rimes, harpeurs, joueurs de dés etc. Suite à la rébellion de l'annexion de terre irlandaise, pour la province de Munster en 1570, un massacre a été perpétué en 1584 et un demi-million d’acres de terre ont été confisquées par la Couronne. Munster était le centre historique gaélique d'érudition et d'écoles bardiques : la ville a été anéantie, les forêts abattues et les terres dévastées (si vous avez appris une partition sur Munster, ben, ce n'était pas pour le fromage !! ^^)
- Entre 1570 et 1576, à plusieurs reprises, des commissions ont été instaurées afin de bannir tous les harpeurs irlandais, dont celles de 1576 visant (encore et toujours les mêmes) les faiseurs de rimes, les harpeurs et... autres irlandais
- Un espoir pourtant donna courage aux irlandais à la fin du XVIe siècle : les séries de victoires de Hugues O'Neill, Comte de Tyronne, et de Hugues O'Donnell le Rouge, Comte de Tyrconnell. Malheureusement leurs troupes ont été défaites la veille de Noël 1601, à la bataille de Kinsale. Il s'agit alors de la fin de l'indépendance irlandaise sous toutes ses formes, incluant poètes, érudits et harpeurs.

- Oliver Cromwell : le despotisme puritain anglais. A son arrivée en 1649 en Irlande, il avait pour mission d'écraser les catholiques, ce qu'il fit avec énormément de barbarie : en 1652, toute résistance avait été écrasée, la population décimée par la guerre, la maladie et la famine, la terre dévastée.
- Les familles qui avaient été alors les mécènes des poètes et harpeurs, ont été considérées comme hors-la-loi et leurs biens confisqués. Les colons qui suivirent n'étaient aucunement protecteur des arts traditionnels gaéliques, et jouer de la harpe était devenu une occupation méprisante

- Au XVIIIe et XIXe siècles, la harpe gaélique n'est plus que citée dans les poèmes et divers récits. Au-delà de la période troublée qui perdurera entre les irlandais et les anglais, la Grande Famine en Irlande au milieu du XIXe siècle, sa disparition a été accélérée par les "nouveaux instruments" européens : le piano et la harpe de Erard.
- La harpe d’Erin reste toutefois présente sur certaines monnaies : ce symbole de la harpe gaélique est repris au début du XXe siècle par le poète et dramaturge W.B. Yeats, alors Président du Comité mandaté par le Gouvernement Irlandais, pour élaborer une nouvelle monnaie irlandaise en 1926.

- Et pour ne pas oublier une zone celtique en France en Bretagne : la harpe gaélique a été présente du VIIIe au XIIe siècle en Bretagne. Toutefois elle a connu un sort similaire (disparition progressive) mais pour une raison bien différente et heureusement moins barbare. En effet, la Bretagne était auparavant indépendante et développait sa propre culture et ses arts. La disparition progressive de la harpe sur ces terres est liée au rattachement de la Bretagne au royaume de France : sur environ trois siècle, l’instrument a été petit à petit délaissé vis-à-vis d’autres, moins traditionnels.


Bref, pour résumer, la nécessité anglaise d'éradiquer cette culture a duré dans le temps et en plusieurs étapes. @Evolène, il faut étudier l'Age d'or (avant les normands), les premières tensions avec Henri II (Jean sans terre), celles avec Henry VIII (Thomas Cromwell), celles avec Elizabeth Ière (Oliver Cromwell).
En espérant que cela apporte d'autres éléments

PS : Stéphan, il reste apparement une rue Pétain en Guadeloupe

[MaximinB]

Il y a un livre qui pourrait t’intéresser dans la matière. Un livre un peu compliqué dans certains passages (notamment le chapitre traitant la période du Moyen age, où j'ai du faire purement et simplement l'impasse dessus ), conseillé par Telennour Ker is dans le temps. C'est "Bruits" de Jacques Attali.

Cet essai ne traite pas de ce qui s'est passé en Irlande dans le temps. Ceci dit, il explique bien le lien entre la musique et la société dans le temps, notamment la façon comment les politiciens ou les personnalités influents ont considéré la musique. Étant donné que la musique est quelque chose d'universelle, cela ne me parait pas illogique qu'elle a été traité un peu partout de la même façon (avec bien sur, quelques variantes suivant le pays).
Peut être que cela comblera une petite partie de ta curiosité!

[Evolène]

Wow, merci beaucoup pour vos réponses!

Phénixcm/Cédric, merci pour ton énorme récapitulatif qui est particulièrement interessant! Comme quoi ce n'est pas si simple, et plus insidieux que ça. Il faut effectivement différencier Thomas d'Oliver Cromwell et leurs actions.

En filigrane, je lis le fait que les harpeurs étaient des gens de cour, et qu'il y avait des écoles ou "guildes" de harpeurs, comme à Munster avant sa destruction. Ca aussi, c'est très interessant! Que leur enseignait-on? Etait-ce comme nos corporations, qui s'entendaient sur des tarifs et mutualisaient d'éventuels risques?

Maximin, super pour la référence, j'irai y jeter un oeil! Le concept me parait particulièrement intéressant et original.

Le coup de la rue Cromwell (et Pétain) justement interrogent sur notre rapport à l'histoire. En plus, avec notre vision française, on aura un regard différent sur les révolutions, la royauté, le sens commun...

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